Lorsqu’on parle d’éthique, on peut distinguer l’éthique générale et l’éthique appliquée. Pour considérer la dernière citée, c’est-à-dire l’éthique appliquée, les éthiciens ne parviennent pas à s’accorder sur ce qu’elle est. En effet, à la question « qu’est ce que l’éthique appliquée ? », il est difficile pour eux de donner une définition unanime. Le débat reste ouvert, avec des positions diverses et nuancées. C’est le constat que nous pouvons faire dans le débat qui oppose Luc Bégin et Lukas Sosoe sur la même question, à savoir celle qui consiste à donner une définition à l’éthique appliquée. Il faut ici comprendre que la position de Bégin est une réaction, pour ne pas dire une critique portée sur la position de Sosoe, que l’on retrouve dans un article intitulé « Quand juger, c’est appliquer ». Dans la tâche qui est la notre, il est question pour nous de faire dans un premier moment, un résumé du débat qui oppose nos deux auteurs que nous venons de citer. Dans un second moment, qui marquera le terme de notre réflexion, nous donnerons brièvement notre point de vue dans une perspective critique.
************************
Quel est l’idée directrice qui anime les éthiques appliquées ? En termes simples, quelle peut-être la définition des l’éthiques appliquées ? Ce sont là des questions que l’on peut retrouver en amont de la position prise par Sosoe. Sa position qui soulève l’idée de l’application en éthique, s’appuie sur l’expérience québécoise et américaine. En effet, au Québec, l’éthique a été imposée par la loi dite 120, aux hôpitaux et aux services publics. Contrairement au Québec, ce sont les Eglises et les différents groupes de pression qui ont incité à l’idée de l’application de l’éthique au niveau des institutions, aux Etats-Unis. Ainsi, l’éthique apparait chez Sosoe comme étant une régulation sociale ou une moralisation des institutions. Mais, en donnant cette définition de l’éthique appliquée, Sosoe prend en compte la société libérale et démocratique. Autrement dit, peut-on exiger la norme comme mode de régulation dans une société libérale et démocratique ? Nous retrouvons cette idée dans les questions qu’il pose en ces termes :
Comment comprendre autrement le sens d’une éthique conçue comme régulation sociale, explicitement ordonnée par des responsables politiques et gérée par ceux-là même qui disposent ou devraient disposer des ressources critiques pour la défense de nos droits et libertés et mettre en lumière les dangers que comporte un tel projet pour une société pluraliste et démocratique ? Comment peut-on saisir le sens d’une éthique légalement, c’est-à-dire politiquement organisée, même si la loi n’en détermine pas explicitement les contenus ?[1]
Nous pouvons ici comprendre que l’éthique comme régulation sociale n’est pas un danger dans une société libérale et démocratique. Dans le cas contraire, c’est-à-dire en dehors ce contexte bien défini, cela demeure incompatible.
Définie comme régulation sociale, l’éthique appliquée se démarque de la conception classique de l’éthique. Ici, l’éthique n’est plus seulement une réflexion, mais une action. Elle passe ainsi de la théorie à la pratique, car elle se veut être une éthique pratique. Elle doit donc contribuer au progrès social et culturel. En ce sens, l’éthique appliquée est celle-là même qui doit protéger les valeurs. C’est donc une éthique qui s’applique de manière concrète à la vie. En effet, « la critique qui a toujours été adressé à l’éthique philosophique est de s’être éloigné de la vie, de la réalité »[2]. Sosoe pense ainsi l’éthique appliquée comme une éthique de la réalité humaine, une éthique proche de l’homme et pour l’homme. Elle répond donc à une demande sociale (éthique comme autorégulation sociale) et gouvernementale (éthique comme hétéro régulation).
De nature normative, l’éthique appliquée est un projet de la philosophie moderne. En effet, c’est la complexité du monde moderne, entrainant le problème de la spécialisation des fonctions, qui a fait appel à l’éthique appliquée. Sous entendu que le droit seul ne suffit plus pour réguler la vie en commun : il faut jointe au droit l’éthique appliquée. Mais « en quoi l’éthique serait-elle plus en mesure de régler les problèmes normatifs de la coexistence humaine là où le droit échouerait ? »[3]. On ne peut pas le nier, il est difficile à l’éthique de nous apporter des solutions fiables sur les questions normatives, parce qu’elle est spéculation et opinion. Nous pouvons ici percevoir la difficulté que rencontre l’éthique appliquée, lorsqu’il s’agit de remplir sa fonction régulatrice du moment où les valeurs sont multiples et les intérêts ne sont pas les mêmes d’un individu à l’autre. C’est chacun qui se fait une idée de ce qu’est la valeur à protéger. A partir de ce moment, l’autorégulation par l’éthique devient problématique. Car il se pose un réel problème d’interprétation des principes et des valeurs. Sosoe pense qu’il est plus qu’urgent d’établir un sens commun aux principes pour éviter le problème. Il faut donc pour lui se référer au droit.
C’est devant cette conception de l’éthique appliquée, c’est-à-dire celle que nous venons de présenter plus haut, que va réagir Bégin. Celui-ci exprime clairement son refus de soutenir la position de Sosoe, même s’il partage avec lui « l’idée selon laquelle une réflexion sur le jugement pratique est indispensable en éthique appliquée »[4], et qu’il est convenable de s’inspirer des « réflexions déjà menée en droit sur le jugement juridique »[5]. Son désaccord avec Sosoe s’appuie sur le fait que ce dernier pose le problème de l’application de manière restrictive et limitée et semble mettre de côté le problème central qui n’est autre que celui du jugement pratique-moral. La position de Sosoe ne prend pas en compte la dimension motivationnelle. Il précise son désaccord en ces termes : « A trop attacher l’éthique appliquée à l’idée de l’application, on risque de perdre de vue un élément déterminant de la structuration du jugement pratique-moral : sa dimension motivationnelle »[6]. En effet, Bégin critique ici la compréhension que Sosoe fait du jugement moral ou du jugement pratique qu’il assimile à l’application des normes. D’après lui, l’application de l’éthique ne doit pas se confondre avec le jugement pratique, ni jugement pratique avec l’application des normes éthiques.
Le problème que soulève Bégin se fonde sur deux concepts, à savoir le jugement et l’application. Ce problème va le conduire à redéfinir les fonctions propres de l’éthicien. En effet, le rôle que Sosoe attribue à l’éthique appliquée n’est pas celui-là si on considère les fonctions de l’éthicien. Le jugement pratique n’est pas l’application des normes éthiques. Avec Bégin on peut comprendre que l’éthicien a deux fonctions essentielles. La première est celle de l’implication normative où l’éthicien s’engage dans la résolution des problèmes éthiques au sein de la société. La deuxième est celle qui engage l’éthicien dans les prises des décisions morales. Avec ce qui précède, l’éthique appliquée ne peut se réduire à l’application des principes généraux, car il n’y a aucune synonymie entre jugement pratique et l’application. La position prise par Sosoe conduit à une réduction du champ d’action de l’éthique appliquée et restreint cette dernière à l’application.
Pour Bégin, la question du jugement moral fait appel à un ensemble de considérations, parmi lesquelles on retrouve la motivation. En considérant le cas des dilemmes par exemple, pour Bégin, « le jugement pratique de l’agent moral, à l’égard du dilemme qu’il affronte, est indissociable de cette dimension motivationnelle »[7]. Il comprend donc la motivation comme étant la conviction de la validité de la norme. Il souligne que la motivation rationnelle précède l’application. Il le précise en ces termes : « Avant même de penser à appliquer principes, règles ou critères à des cas particuliers, il faut bien que l’on soit d’abord convaincu de la validité – ou de la valeur supérieure – de ceux-ci »[8]. C’est donc à partir de la motivation que la norme peut s’imposer à nous. Il faut noter que Bégin fait un parallèle entre la fonction juridictionnelle que l’on retrouve en droit, et la fonction d’implication normative que l’on retrouve en éthique appliquée. En droit on peut se passer de la question motivationnelle en ce qui concerne l’application des normes. Car il se pose dans ce domaine précis le problème de l’institutionnalisation des normes juridiques dont la légitimité demeure non questionnée. On peut ici comprendre que l’institutionnalisation est déjà une manière de renforcer la motivation. Ce qui est valable en droit ne l’est pas en éthique appliquée. Dans ce domaine il n’est point question d’institutionnaliser un ordre normatif. Il est plutôt question ici de la validité des cadres référentiels qui interviennent dans les résolutions des problèmes moraux.
De même, à la différence de la décision judiciaire, c’est-à-dire celle qui est prononcée par le juge ou le magistrat, la décision morale fait appel à la question motivationnelle qui lui reste interne. Cette décision morale engage entièrement l’agent moral. En d’autres termes, on peut comprendre que toute décision morale implique une délibération morale. Ici l’éthique appliquée ne se limite plus à une simple application des principes généraux. Elle implique avant tout la dimension motivationnelle qui donne à l’éthicien la possibilité de résoudre des dilemmes moraux, et de lui permettre de soutenir convenablement l’agent moral dans la prise des décisions morales.
Après cet examen de la position de Sosoe et de celle de Bégin, que pouvons-nous dire ? Nous pensons que la position de Sosoe soulève le problème du jugement moral. En réalisant la complexité de la question sur le plan éthique, il reconnait les mérites du droit et fait appel à celui-ci pour donner à l’éthique appliquée la possibilité de contourner la difficulté. Toutefois, sa position donne des limites à l’éthique appliquée. Il la réduit à la simple application des normes, du moment où elle joue le rôle de régulation sociale. Mais derrière cette position se cache un réel souci, sinon le désir de voir l’éthique appliqué s’appliquer dans l’existence humaine.
En ce qui concerne la position de Bégin, nous pouvons dire qu’il fait une bonne lecture de Sosoe, en montrant les manquements que l’on peut relever dans cette manière de concevoir l’éthique appliquée comme application des princes généraux. C’est ici une manière d’enfermer l’éthique appliquée. En effet, elle n’est pas qu’application des normes, mais aussi une théorisation des pratiques et des problèmes relatifs à l’éthique, pour ne pas dire relatifs aux problèmes concrets que l’on rencontre dans la société, problèmes qui sont au cœur de notre vécu au quotidien.
D’une autre manière, nous pouvons dire que la position de Sosoe limite le champ de l’éthique appliquée, elle est restrictive. Alors que la position de Bégin est englobante et générale en donnant à l’éthique appliquée une grande ouverture.
****************
Au terme de notre réflexion, nous pouvons dire que l’examen des positions de Sosoe et de Bégin nous a permis de saisir une fois de plus l’importance de l’éthique dans la vie de l’homme moderne que nous sommes. Désormais, l’éthicien n’est plus une personne qui vient nous déranger dans notre tranquillité à cause des ses réflexions morales, mais une personne qui doit jouer un rôle déterminant aussi bien pour notre épanouissement individuel que collectif. Cependant, les positions de nos deux auteurs montrent que rien n’est figé, rien n’est définitivement constitué en éthique. Dans ce domaine la discussion reste ouverte. Toutes ces définitions portent en elles une marque subjective et resterons toujours soumise à la critique. Le plus important ici est de partir du particulier pour rejoindre l’universel.
BIBLIOGRAPHIE
· BEGIN (L), « La théorisation de l’éthique appliquée : de l’application à la motivation » dans A. Lacroix et A. Létourneau (dir.), Méthodes et interventions en éthique appliquée, Montréal, Fides, 2000.
· SOSOE (L), « Ephémérides d’un concept : l’éthique appliquée et son destin postmétaphysique » dans A. Lacroix et A. Létourneau (dir.), Méthodes et interventions en éthique appliquée, Montréal, Fides, 2000.
[1] L. SOSOE, « Ephémérides d’un concept : l’éthique appliquée et son destin postmétaphysique » dans A. Lacroix et A. Létourneau (dir.), Méthodes et interventions en éthique appliquée, Montréal, Fides, 2000, pp. 204-205.
[2] Ibid., p. 209.
[3] Ibid., p. 213.
[4] L. BEGIN, « La théorisation de l’éthique appliquée : de l’application à la motivation » dans A. Lacroix et A. Létourneau (dir.), Méthodes et interventions en éthique appliquée, Montréal, Fides, 2000. p. 146.
[5] Idem.
[6] Ibid., p. 147.
[7] Ibid., p. 149.
[8] Ibid., p. 150.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire